Shared spaces – a window onto Manon Labrecque’s studio
Cet hommage ne se veut pas une rétrospective, mais plutôt une invitation à commémorer Manon Labrecque et à apprécier la vivacité de son œuvre. Dans cet essai, nous avons le plaisir de partager la réflexion de Nicole Gingras sur cette artiste qui est mise à l’honneur dans ce programme commissarié par Denis Vaillancourt projeté en décembre 2023.
Denis Vaillancourt a étudié le cinéma, le théâtre et la littérature. L’une de ses passions a toujours été l’écriture. Ses nouvelles ont été publiées dans différentes revues littéraires, ainsi qu’un scénario, une pièce de théâtre et un premier roman. Il a travaillé chez Videographe de 1999 jusqu’à sa récente retraite en 2022, où il a travaillé en dernier lieu en tant que coordinateur de la distribution.
Texte : Nicole Gingras
Nicole Gingras est commissaire, auteure et éditrice indépendante. Les processus de création, les notions de temps, d'écoute, de trace et d'affect ainsi que les pratiques exploratoires en cinéma et en vidéo nourrissent ses recherches. Elle est également l'auteure de nombreux textes analytiques sur l'image en mouvement, la photographie et l'art sonore.
Liste des œuvres au programme
Dès le début des années 1990, Manon Labrecque explore la vidéo dans le cadre de ses études en arts visuels, après avoir terminé un baccalauréat en danse. Habitée par le mouvement expérimenté durant sa formation de danseuse et comme interprète de chorégraphies, dont celles de Jean-Pierre Perreault ou de Tassy Teekman, elle réalise alors de courtes vidéos dans lesquelles elle sonde les possibilités techniques et formelles d’un médium accessible. Parc d’amusement (1992), Rien que la vérité, toute la vérité et Vice, vertu et vice versa (1993) voient ainsi le jour. Manon y explore le tournage en circuit fermé, le direct, la vitesse de défilement de l’image et du son, et découvre différents types d’espaces qu’elle met en abyme très rapidement. Tous ces procédés se révèlent des atouts majeurs pour cette jeune artiste préoccupée par le corps et l’espace, et qui se demande comment capter et transmettre l’énergie, la force, la présence, l’essence d’un corps.
Entière, Manon s’engage à fond dans la création. Prolifique, elle réalise neuf vidéos entre 1992 et 1995. Déjà, une signature s’affine et s’impose. La caméra légère (la vidéo-hi8) devient un prolongement de son regard, une extension de son corps, une alliée et une grande complice qui permet à l’artiste d’infiltrer le réel. D’une certaine façon, elle pourra circuler incognito dans l’espace public et, surtout, tout saisir de très près. RGB, Un pouce 3/8, L’idée fixe, ou, Tu peux toujours pleurer Lolita et La petite vision1 (1994) semblent avoir été créées dans cet esprit. Embrasser du regard avec curiosité, étonnement, attachement.
Rigoureuse dans son processus de création, Manon Labrecque élabore des actions qui oscillent entre exercice, jeu, défi, rituel ou exorcisme, comme autant de formes d’apprentissage. Pour chacune, elle esquisse un protocole, qu’elle respectera scrupuleusement, en déterminant précisément leur cadre – conceptuel, symbolique et psychique – dans la performance et dans l’enregistrement, tel un pacte invisible entre l’artiste, la caméra et le public. Certaines actions-performances se chargent de profondeur et de gravité, voire d’inquiétude ; d’autres sont traitées avec désinvolture ou encore avec scepticisme. Car Manon s’interroge sur l’emprise du réel dans l’existence. « Existe-t-il au-delà de ce que l’on voit une réalité qui use l’inutile2 ? »
Toute présence – humaine, animale, végétale – est essentielle à chaque vidéo. Manon Labrecque puise dans les choses concrètes qu’elle scrute, transforme, décortique avec énergie. Elle s’en inspire. Ralentir ou suspendre le mouvement d’une action, l’accélérer pour la brouiller ou pour dissoudre la parole, défaire les formes et les couleurs jusqu’à la disparition, parfois jusqu’à la perte du signal électronique, sont quelques-unes des stratégies qu’elle privilégie. En fine observatrice de l’humain, elle repère dans les expressions et les postures du corps une riche et abondante matière. Rappelons la présence quasi clownesque du personnage féminin dans Rien que la vérité, toute la vérité ou dans Vice, vertu et vice versa3. Des gestes, tics, mimiques sont ainsi repris, quelquefois avec dérision, souvent avec démesure, frôlant par instants l’hystérie. Le rire, le fou rire et la parole en accéléré, l’exagération comme filtres à l’expression d’un soi, d’un état fragile et vulnérable qui ne demande qu’à se manifester. Peut-être est-ce là une façon pour l’artiste de nous intégrer dans ses œuvres ?
une présence
Tout au long de ses trente années de recherche, Manon apparaît régulièrement dans ses vidéos. Elle les habite littéralement. Dans les toutes premières expériences, sa présence pourrait s’interpréter comme une manière toute personnelle d’approcher, d’apprivoiser cette fascinante machine à capter images, sons, mouvements. Cela lui permet d’explorer le potentiel de cette proximité, de cette intimité qu’offre la caméra. Si cette relation se développe en cours de tournage, entre autres par l’utilisation d’extrêmes gros plans ou de points de vue inusités sur le corps ou le visage, elle se poursuit au montage lorsque Manon Labrecque décide de travailler le signal électronique de l’image vidéo, d’étirer cette matière, d’« essorer4 » les images.
Figure, modèle, interprète, fantôme ou repère dans l’image, le corps de l’artiste donne la mesure de la vision à partager. « Une verticale, une diagonale, une horizontale dans l’image5. » Pensons à Hara Kiri (exercices) (1998) ou à Silences nomades (2002). Il y a donc un corps, souvent vêtu d’un imper rouge, telle une référence de vitalité : vecteur de mouvement, point d’ancrage, site de l’énergie de performance. Il y a le visage dont les yeux se posent sur nous, en attente de notre regard. Il y a la bouche qui esquisse une moue, un sourire ; à certains moments impudique, cette bouche nous invite à plonger dans la gorge, pousse un cri ou s’étire en un bâillement irrésistible. Une présence organique, expressive, tantôt expressionniste, tantôt viscérale. L’artiste favorise ainsi une rencontre avec un phénomène physique : apesanteur, tournoiement, chute ; une sensation : désorientation, vertige, lévitation ; une émotion : ravissement, tristesse ; un processus : abandon, oubli, deuil que les images et les sons enregistrés nous communiquent. Les souvenirs et les expériences qui y sont rattachés sont mis en sourdine, gardés à distance, protégés : Manon est secrète sur son histoire personnelle.
En quête d’une image vraie – une image de soi –, l’artiste exhibe son désir de percer une identité à travers un registre d’expressions et d’émotions – une quête qui la mène parfois jusqu’à la désintégration de cette même image –, avant tout métamorphose perpétuelle. En deçà du réel (1997) propose ce type de présence qui, d’abord, se dématérialise sous nos yeux dans la course effrénée de la performeuse dans son atelier, puis qui se raréfie au gré des manipulations électroniques. Sur un plan existentiel, cette mise en péril de l’image est, par moments, insupportable, tant le caractère expressionniste de cette quête est exacerbé. Manon Labrecque s’attaque ici au visage, le sien, l’étire impitoyablement jusqu’à la monstruosité. Violemment assaillie, l’image, dans ce cas-ci, est certainement plus forte que la parole. L’artiste poursuivra cette approche de la métamorphose ou de la défiguration avec Contagion (2008), où elle se filme bâillant lentement, déclenchant une réaction mimétique du public, par pure empathie.
mouvement
Très tôt dans sa pratique, l’artiste réalise que la caméra peut et doit bouger. C’est alors qu’interviennent divers dispositifs mécaniques de tournage qu’elle a elle-même conçus : pour creuser d’autres émotions, pour créer d’autres mouvements, d’autres perspectives sur les espaces filmés et, ainsi, d’autres expériences sensorielles. Silences nomades en est un exemple fabuleux. L’intimité captée dans des lieux familiers, tels que l’atelier, s’ouvre sur une immensité : l’horizon qui s’impose dans le désert. À perte de vue. Manon choisit le désert de Gobi, en Mongolie, pour réaliser une vidéo intégrant une série de performances enregistrées par une caméra animée d’une mobilité extrême. Placée sur sa poitrine, celle-ci offre la découverte d’un paysage au rythme de la respiration, tandis que fixée à une longue tige, elle provoque désorientation et vertige, et la forte sensation que le sol se dérobe sous nos yeux (sous nos pieds !). Malgré la vastitude de ce paysage, il se dégage de Silences nomades une troublante intimité à laquelle s’ajoute une puissance existentielle, comme si Manon Labrecque s’y retrouvait chez elle. À propos des nomades croisés durant ce périple déterminant et dont l’artiste ne soupçonne pas encore l’impact sur ses prochaines œuvres, elle écrit : « Chez les nomades… [tout est] magnifique. Ils sont l’instant présent, le silence… l’être et l’agir = simplicité6. »
Silences nomades est conçue dans une grande solitude, d’autant plus avivée par ce dépaysement en territoire inconnu – une langue, une culture, une musique que Manon découvre petit à petit. Ce séjour dans le désert se révèle un puissant laboratoire d’expérimentations et d’introspection pour l’artiste, à la rencontre d’éléments fondamentaux tels que l’eau, le vent, la lumière, la chaleur, la terre, l’horizon, le silence. Elle y fera l’expérience magistrale du soi et de ses doubles, ce qui alimentera la poursuite de sa démarche ainsi que la création de dessins, d’installations cinétiques et sonores. L’exploration de mouvements imprévisibles et incontrôlables, d’instants d’une vulnérabilité pleinement assumée, surprend et émeut. En effet, relier corps et esprit est un souhait, un objectif, une obsession qui hante Manon au fil des œuvres pensées, créées et exposées.
mutisme
L’artiste sait que le corps par sa présence, ses mouvements et ses hésitations communique plus directement et clairement que la parole. Sauf de rares exceptions, très peu de mots sont échangés dans ses vidéos. La voix est parfois brouillée, souvent incompréhensible parce qu’en accéléré, comme dans Rien que la vérité, toute la vérité ou dans Vice, vertu et vice versa. Manon Labrecque crée également des interférences dans le discours, en ne terminant pas une phrase, en la laissant en suspens, entre autres dans un segment de Hara Kiri (exercices), ou encore en répétant ad nauseam un même fragment de texte dans C’t’aujourd’hui qu’ (1999). Y sont relativisées avec humour et ironie, mais aussi avec une désarmante lucidité, les limites de la communication par la parole tout autant que l’absurdité qui surgit de la répétition de certaines phrases, effleurant le spectre de la solitude, de la folie, traversées de mots qui tournent à vide. En fait, Manon affectionne tout particulièrement le passage d’un état physique à un état psychique, du concret à l’émotif, du prosaïque à l’affectif. De telles oscillations sont décelables dans l’ensemble de son œuvre. Rappelons l’alternance entre une mobilité, voire une hyper mobilité, et une fixité. Entre silence ou mutisme et frénésie de la parole. Entre apesanteur, flottement, suspension et chute, gravitation, ancrage.
Manon Labrecque a marqué notre imaginaire et l’histoire des arts visuels, de la vidéo et des arts médiatiques par ses vidéos-performances, ses actions spontanées, singulières, touchantes et absurdes, ses rituels réfléchis et puissants. Elle a prouvé qu’il était possible de réinventer, de revisiter le vocabulaire de la vidéo qui s’était imposé et développé au début des années 1960. Artiste multidisciplinaire, elle a aussi conçu d’étonnantes performances exécutées en direct, a créé de magnifiques installations intégrant dessin, photographie, vidéo et mécanismes cinétiques raffinés pour transmettre le mouvement aux images et aux sons qui l’habitaient – ce mouvement qui lui était si cher et qu’elle nous a fait découvrir sous d’infinies facettes. Manon nous a appris comment voir et toucher à distance : les mains tendues, les yeux fermés, pour préserver l’intériorité de la naissance d’une émotion ou encore pour s’offrir un peu plus de temps pour en recouvrer la réminiscence. Tout au long de son travail en atelier, elle a exploré des états singuliers du corps et de la psyché. Manon Labrecque a fouillé sa mémoire, creusé ses souvenirs au-delà de sa propre histoire. Par ses œuvres et sa présence, elle a tissé des liens avec nous toutes et tous – des liens d’espaces affectifs qu’il nous reste maintenant à revisiter pour retrouver « l’espace qui nous unit et qui nous sépare7 ».
Nicole Gingras
NOTES
1. Ces quatre vidéos ont été réalisées dans le cadre de l’événement La 3e fenêtre en 1994, une production de Vidéographe, Montréal ; commissaire : Luc Bourdon.
2. Prononcée par l’artiste, cette phrase est tirée de la vidéo En deçà du réel (1997).
3. Précisons qu’il y a deux interprètes dans cette vidéo : Sophie Desjardins et Manon Labrecque.
4. Cette expression imagée est utilisée à plusieurs reprises par l’artiste commentant son travail.
5. Extrait de « A-Z », Manon Labrecque – Corps en chute, Montréal, Éditions Nicole Gingras, 2002, p. 13.
6. Manon Labrecque, le 6 novembre 1999 ; extrait d’une correspondance écrite entre l’artiste et Nicole Gingras.
7. Cette phrase est tirée de la vidéo Silences nomades (2002) et fera l’objet d’un dessin reproduit dans Manon Labrecque – des [ré] animations, Laval, Maison des arts de Laval, 2022.