Beautés Baroques - Mémoires attractives et écritures exploréennes de la vidéo
Je l’imagine, ardente et rêveuse, inconsciente, magnanime assoiffée du monde, désinvolte en générosité, ne sachant pas encore rendre limpide à l’oeil inattentif l’incandescence que son jeune âge voilait.
Claude Gauvreau, Beauté Baroque, 1952.
La vidéo s’inscrit dans une histoire des dispositifs de production et de reproduction mécanique de l’image (1). Son caractère ubiquitaire, en tant que trait dominant de sa spécificité, l’affranchit de toute frontière spatio-temporelle. Ainsi, sa capacité d’apparition comme image n’est pas intrinsèquement liée à son inscription. Elle résulte d’un transfert d’émission électrique qui, en la chargeant, la nomme comme signal et la situe dans une antichambre de la mémoire, c’est-à-dire comme présence sans inscription : image du direct sans détour.
Dans un avant-image, elle est une charge-décharge de neige électronique, pure bruit qui aspire à toutes les virtualités « d’image à la puissance image » (2). Son enregistrement sur le ruban magnétique lui confère une existence trouble dans le champ de la visibilité. Rumeur bruyante, mémoire vibratoire et scintillante, continuum du fluxus lumineux, image qui se fait tout en se défaisant, elle est cette défaillance possible qui toujours semble affleurer (3). La perte de signal, comme son effacement probable, fragilise sa réception, ajoute à la pulsion scopique un quantum d’affect. Aussi, pourrions-nous dire que son apparition est ontologiquement liée à sa disparition. De plus, comme le souligne avec acuité Françoise Parfait au sujet de la vidéo analogique, elle est à l’instar de la mémoire investie de la disparition et de l’oubli : ce qu’elle met à jour sont des formes déjà ruinées d’une visibilité toujours incomplète, souvent menacée parfois impossible. À l’image de la mémoire, elle est processus avant d’être produit (4).
Occupée à ses débuts à faire voir sa singularité d’image électronique dans des productions et des dispositifs vidéographiques divers, son histoire, sa mémoire sont chargées électriquement de l’expérience historique, esthétique et sémantique des images qui l’ont précédée (5). Aujourd’hui, émancipée de la nécessaire quête initiale de se saisir elle-même dans un travail d’analyse électronique du réel point par point, ligne par ligne, elle se prête à toutes les manipulations. Soumise au vertige des avancées technologiques, polarisée par les possibilités de traitements de l’image, elle obéit à une dynamique du mouvement qui accueille toutes les fixations. Si la vidéo regarde parfois derrière elle, ce n’est pas vraiment pour cristalliser les images qui l’ont précédée (notamment filmiques, photographiques). Dynamique et impétueuse, hyperactive par nature, elle transgresse le réel et toutes ses gravités. Image buvard, elle absorbe toutes les images, la mémoire et l’oubli, la turbulence du souvenir et l’insistance du désir, les refigure, les transfigure, en les défigurant parfois, même jusqu’à leur dissolution en pure activité électronique en de scintillantes apparitions-disparitions. Lorsqu’elle hybride supports et images de toutes provenances et de natures différenciées, elle opère un travail optique d’imaginaires numériques, un agrandissement de l’oeil, une transformation dans la réception car « c’est entre les images que s’effectuent, de plus en plus, des passages, des contaminations, d’êtres et de régimes : parfois très nets, parfois difficiles à circonscrire et surtout à nommer. Mais il se passe ainsi entre les images tant de choses nouvelles et indécises parce que nous passons aussi, toujours plus, devant les images, et qu’elles passent toutes d’autant plus en nous… image vidéo…, irréductible à ce qui la précède; mais aussi une image capable d’attirer, de résorber, de mélanger toutes les images antérieures, peinture, photographie, cinéma (6).
Je fus témoin, pourtant de sa métamorphose.
J’entends qu’elle se métamorphosa physiquement.
J’entends que la scintillante voilée devint le bouclier de toute impureté.
L’éclat se dénuda.
L’attraction magnétique vint titiller les yeux myopes.
Elle qui ne savait pas plaire, elle qui n’était pas vue, elle fut visible.
Du soir au matin elle changea et devint un éblouissement. »
Claude Gauvreau, Beauté Baroque, 1952.
Comme activité de nature électronique, la vidéo entretiendrait une empathie naturelle avec le mouvement. L’apparition fluctuante de son image comme modelée de chrominance et de luminance la lie intrinsèquement à une histoire singulière des métamorphoses. Aussi, cette turbulence naturelle, cette agitation électrique interne appelle une forme qui sans cesse se reforme. Comme attraction magnétique, elle attire le regardeur dans un travail de mémoire difficile, parfois douloureux, voire même impossible (7). Elle est cette expérience physique de réception qui appelle un désir d’éblouissement et installe une forte attente plastique. Aussi, son histoire toute entière est-elle traversée par l’attrait des manipulations : de la métamorphose à l’anamorphose, du métissage à la fragmentation, de l’hybridation à l’incorporation comme expériences formelles.
Et si, en remodelant l’image, ces multiples opérations vidéoplastiques entraînent dans leur mouvement des générations de figures, elles induisent alors autant de temporalités complexes qui exaltent ses rapports et la rendent capable de tous les transports. Car faire de la vidéo aujourd’hui serait aussi :
« faire vivre ensemble des constellations d’images hétérogènes
embrasser des figures qui ne se connaissent pas
supposer des cristallisations d’analogies même défaillantes
explorer des antichambres de dissemblances même inquiétantes
lancer la rumeur de connivences improbables » (8)
Être vidéaste aujourd’hui c’est aussi :
vivre à tout instant comme le poète au pays de l’Intranquille et de l’Immémoire (9)
rencontrer dans son labyrinthe temporel l’icônophage Chronos et sa cour d’éblouissantes Chimères
tendre la main au jeune Rimbaud sur le chemin des Illuminations
construire quelques chevalets de lumière diluvienne
danser avec sa caméra et prendre le train avec Vertov,
causer avec les lapins polyglottes de Méliès
emprunter la voix de Godard
étudier l’idéogramme enchanteur du verger aux poires d’Eisenstein
aller chez le tailleur avec William S. Burroughs
trébucher sur quelques fils électriques
rechercher d’instinct la charge de l’orignal éporrmyable
japper à la lune cette langue exploréenne de la vidéo
Beauté Baroque (10)
hésitation prolongée entre le son (le signal) et le sens (11)
Mai 2008
(1) «Photographie, cinéma, vidéo, synthèse : quatre machine d’images qui sont historiquement dans un rapport de reprises et de déprises successives. Philippe Dubois, Les métissages de l’image (photographie, vidéo, cinéma), in La recherche photographique, no 13, p. 24-35
(2) Edmond Couchot, Image puissance image, Revue d’Esthétique : images, nouvelle série, no 7, 1984, p. 123-133
(3) René Payant, « La frénésie de l’image », Vedute, Pièces détachées sur l’art, 1976-1987. Éditions Trois, 1987, p. 569-577
(4) « Je considère en effet qu’il existe une analogie structurelle et formelle entre les modes d’apparition et de disparition des images telles qu’elles sont produites par la mémoire, et telle qu’il est possible de les construire avec cette technique électronique ». Françoise Parfait, http://www.synesthesie.com/syn08/parfait/index.htm
(5) Le dispositif avec lequel la vidéo se confronte est celui de la photo (et du film) qui sert aujourd’hui de paradigme quant à la conception de l’image et, aussi, comme réception du monde. C’est en effet dans un contexte d’images photographiques (et filmiques) que la vidéo intervient. René Payant, « La frénésie de l’image »,Vedute, Pièces détachées sur l’art, 1976- 1987. Éditions Trois, 1987, p. 569-577
(6) La double hélice, in Passage de l’image, Centre Georges Pompidou, 1990, p. 37-56
(7) « L’image vidéographique est venue peu à peu altérer l’image immuable du monde en la minant de l’intérieur, par ces atomes. Ceux-ci sont mus, au sein de l’image, mais également dans les associations et agglomérats d’images ». Vedute, Pièces détachées sur l’art, 1976-1987. Éditions Trois, 1987, p. 569-577
Cette image dynamique exige d’ailleurs du spectateur une activité constante. Sa mémoire est sollicitée à chaque instant et son système perceptif doit reconstituer point pas point, molécule par molécule une image qui n’existe pas en soi ». Christine Van Asshe, De l’apport du vidéographique, Passage de l’image, Centre Georges Pompidou, 1990, p. 71-76
(8) Marc Mercier, Le temps à l’oeuvre, Incidences Instants vidéo, Marseille, 2006
(9) On saisira ici ces attractions : Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, édition intégrale, 1999. Immemory, Chris Marker, 1997
(10) Guirlande citationnelle, réminiscences et rémanences. Je termine ici avec le plus grand que nature, Claude Gauvreau dont l’oeuvre m’a spécialement accompagnée durant l’écriture de ce texte : Claude Gauvreau, oeuvres complètes, collection du Chien d’Or, éditions Parti Pris, 1977
(11) « Le poème, cette hésitation prolongée entre le son et le sens », Paul Valéry, Tel Quel, 1955