Du cinéma à la vidéo...
Je profite de l’occasion de ce coup de coeur de Vithèque à l’endroit de mes films récents pour réfléchir un peu à la question du «cinéma» et de la «vidéo», qui est à la fois une question historique importante dans l’évolution de l’audiovisuel, et aussi une question personnelle inscrite dans ma propre biographie.
J’ai quitté l’Office national du film du Canada, en décembre 1999, après presque trente-cinq ans de service, une vingtaine de courts-métrages et un long métrage. Changement de millénaire et aussi changement de cap dans ma carrière, entre autres à cause de l’abandon conscient du film 35 millimètres comme support de mes œuvres et de la plongée assumée dans la vidéo numérique. Était-ce donc que, tout à coup, je cessais d’être cinéaste ? Cela dépend du sens que l’on donne aux mots films, cinéma, cinéaste... De prime abord, cela ne m’est pas apparu comme une si grande rupture. Il y avait malgré tout, à travers les changements d’outils, de nombreux éléments de continuité : Final Cut Pro prenait le relais de la tireuse optique et de la Steinbeck, je continuais les performances d’animation en troquant mon appareillage de gravure sur pellicule en direct contre un «patcher» Max Jitter, mais, en gros, l’inspiration me semblait rester la même. Il y avait tout simplement une plus grande légèreté due à la disparition des contraintes institutionnelles de l’ONF, qui finalement n’étaient pas si contraignantes que ça. Mais cette légèreté allait plus loin que je ne le pensais.
C’est avec le recul de plusieurs années que l’importance de la mutation m’apparaît. En effet, je dois admettre que, dans l’ensemble de mon œuvre, un nouveau corpus s’est peu à peu constitué, assez distinct de tout ce qui précède et qui se trouve, pour l’essentiel, dans la collection de l’ONF. Depuis douze ans, je produis uniquement en vidéo des choses que je persiste à appeler des «films», tout en continuant à me dire «cinéaste», qui sont distribués par un centre d’artiste dont le parcours s’identifie, sur toute sa durée, à l’histoire même de la vidéo qui pendant longtemps a constitué une sphère à laquelle j’étais totalement étranger. Elle est apparue tout juste quelques années après mes débuts de cinéaste. Et moi qui venais du grand mouvement cinéphilique du début des années soixante, j’ai vite compris qu’elle se définissait radicalement «contre le cinéma». D’autant que, même si le mouvement apparent y était toujours créé par la succession d’images distinctes, il y avait une profonde incompatibilité technique entre vidéo analogique et animation.
Si je comprends bien, l’apparition de la vidéo numérique a été un drame autant pour la vidéo que pour le cinéma, une menace de disparition, d’autant que les tenants du «numérique» ont souvent tendu à occulter le passé et à proclamer l’apparition d’un «nouvel art», comme l’avaient fait auparavant les tenants du cinéma et de la vidéo...le septième art, le huitième, le neuvième, etc...jusqu’où étirera-t-on cette vieillerie d’une autre âge? On devrait pourtant commencer à voir le pattern et à comprendre que toutes ces pratiques sont également sous condition d’une évolution technologique imperturbable qui se soucie peu des frontières entre les arts. Dans le contexte actuel, je crois qu’il y a, d’une part, des patrimoines artistiques à sauver et, d’autre part, une ouverture technologique à saisir.
Personnellement, je sens le devoir d’oeuvrer à décadenasser la tradition cinématographique dont je suis un héritier et qui me semble aujourd’hui tellement suffisante dans sa tour d’ivoire. Et aussi le devoir de comprendre tout ce que j’ai longtemps ignoré de la vidéo, et d’aider à ce que toute cette tradition multiforme de l’image en mouvement irrigue la sphère du numérique qui est gravement menacée d’amnésie. Une nouvelle idée du «cinématographe» me semble nécessaire, qui ne soit plus enfermée dans les particularismes technologiques. Le numérique en a grandement besoin, mais aussi il ouvre la possibilité et la nécessité d’une telle appropriation rétrospective. Il a la puissance de transfigurer les précédentes mutations technologiques de l’image en mouvement.
Ce que j’aime du numérique, et qui fait que je ne regrette jamais le «cinéma classique», ce ne sont pas ses démonstrations techniques hyperboliques, qui ouvrent la porte à une nouvelle grandiloquence que je trouve complètement kitch et profondément détestable. Ce qui me tient, et dont témoignent, je l’espère, l’ensemble d’oeuvres récemment disponibles sur Vithèque, c’est, plus modestement, l’extrême fluidité qu’il rend possible, la vitesse, la possibilité de couvrir très rapidement de grands territoires esthétiques, d’aller très vite et librement, sans s’arrêter, d’oeuvres qu’on peut encore qualifier de «films» à des performances et à des installations... et à n’importe quoi d’autre, comme s’il s’agissait d’un seul espace, et, à l’inverse, de pouvoir également s’attarder temporairement dans des postures incertaines pour les éprouver et se laisser de nouveau entraîner dans un flot infiniment malléable. Du temps où j’étais «cinéaste», ces aspirations m’habitaient déjà, mais sans que j’aie complètement les moyens de les mener à terme.