Épopée (2009-2017) : donner corps à la politique contemporaine

 
Résumé
Un bilan de l'engagement artistique et politique de Groupe Épopée.
Auteurs
Suzanne Beth
Suzanne Beth est chercheure postdoctorale à l'université McGill. Spécialiste du cinéma japonais, son travail se situe à la rencontre des études cinématographiques, de la philosophie et de la pensée politique.

Évoquer le travail d’Épopée, Groupe d’action en cinéma, c’est rendre compte d’une trajectoire déployée à la rencontre de l’art et de la politique dont la singularité et la consistance exceptionnelles ont illuminé le ciel du cinéma québécois entre 2009 et 2017 environ.

Ce déploiement s’ancre dans le tournage d’Hommes à louer (2009), documentaire dédié à la parole de jeunes travailleurs du sexe et toxicomanes du Centre-Sud de Montréal, filmés de manière régulière durant toute une année. Ceci jusqu’au moment où les « gars » ont exprimé le désir d’à leur tour faire du cinéma – faire du cinéma, c’est-à-dire passer derrière la caméra mais aussi se tourner vers la fiction. Les ateliers d’écriture organisés dans cette perspective par l’équipe d’Hommes à louer en collaboration avec l’organisme RÉZO, impliqué depuis le début, ont donné naissance à un ensemble de courts métrages, des fictions et des « trajets », leur pendant documentaire, et mis en ligne sur le site internet épopée.me.

Cette première évolution signale déjà la diversité des médiums et des modes de diffusions auxquels le collectif aura recours, qui vise notamment à se dégager de certaines contraintes de formatage ayant effectivement entravé la production d’Hommes à louer. Outre sa durée, sur laquelle repose pourtant la qualité d’écoute du film, lui était en effet reproché l’absence d’un point de vue unifié, d’une mise en intrigue des images canalisant ce qui est à comprendre et à ressentir, cet appel à générer des émotions prédéterminées visant au premier chef un apitoiement distancié, renforçant à peu de frais notre bonne conscience sociale.

Cette évolution du collectif indique également le jeu trouvé dans les rapports – rapprochement et écarts – entre documentaire et fiction, affaiblissant leur stricte distinction générique au profit du souci commun à tous les films d’Épopée, donner une consistance sensible – visible et audible – à la violence propre au monde contemporain et, plus précisément, aux modes de subjectivation appelés par le libéralisme tardif, marqué par une privatisation toujours accrue de tous les aspects de la vie – dont la transformation d’enjeux socio-politiques, concernant la vie collective, en questions de santé mentale est emblématique. Attentifs aux effets de contrôle des habitudes perceptives, dont le cinéma est un véhicule privilégié, les films d’Épopée s’attachent à les ébranler.

Les images d’épopée.me ont également connu différents montages, donnant lieu à deux longs métrages, L’état du moment (2011) et L’état du monde (2012), ainsi qu’à une installation, L’état des lieux (2011). Les implications du travail en commun avec les filmés d’Hommes à louer s’étendent à L’amour au temps de la guerre civile (2014), long-métrage de fiction réalisé à partir d’un scénario écrit par l’un des participants aux ateliers. Il constitue ainsi un nouveau point de la constellation formée par l’ensemble de ces films, chambre d’échos, plus que portrait, de ces vies radicalement exposées.

La production collective de ce corpus correspond à une première dimension des explorations à la charnière de l’esthétique et du politique par le groupe, qui ne cessera de muter et se transformer au cours des années et des réalisations, pour des raisons diverses – tous les enjeux soulevés par le travail collectif ne pouvant être abordés en détail ici. Et si, pour décrire Épopée, je n’ai pas mentionné de nom propre c’est que la question de l’anonymat est peu à peu devenue un point nodal de la politisation de leur pratique, allant notamment à l’encontre de l’emprise du vedettariat sur la création. Épopée désigne une constellation en métamorphose, composée de personnes y ayant pris part plus ou moins longtemps, plus ou moins directement, au fil des années et des projets.

La recomposition du groupe s’est notamment faite à la faveur de la grève étudiante de 2012 et du grand mouvement social qu’elle a occasionné, qu’Épopée a accompagnés et documentés tout au long des actions, des manifestations et des mois, prenant la mesure de ce qui est de fait devenu l’événement majeur de la vie publique québécoise actuelle. Ce développement indique ainsi que la grande cohérence du travail d’Épopée, reposant sur une lecture précise et rigoureuse des enjeux politiques de notre temps, permet également la réceptivité du groupe à la contingence de leurs inscriptions singulières, ce dont témoignait déjà les images de la fin de L’état du monde, tournées dans le campement d’Occupy installé Square Victoria à Montréal.

Du suivi du mouvement de 2012, il résulte d’abord Insurgence (2012), documentaire tourné au plus près de ce qui s’y exprime fondamentalement comme un front – entre la police, l’intransigeance du pouvoir, et les corps en lutte. Le film, qui suit librement la chronologie des longs mois de mobilisation, sans téléologie ni voix off, s’attache surtout à transmettre la puissance de communauté générée et éprouvée alors, particulièrement lors des manifestations nocturnes.

Ce compagnonnage s’est poursuivi avec la réalisation d’un deuxième film d’écoute (l’autre étant donc Hommes à louer), celle de la parole des meutri-es de la grève, les blessé-es et les judiciarisé-es de 2012 et de 2015, Rupture. Avec Insurgence et Contrepoint, dans lequel certain-es des nombreux-ses musicien-nes ayant pris part à la grève jouent de leur instrument, Rupture compose l’installation Fraction (2016). Conçue pour être exposée en galerie comme l’était déjà L’état des lieux, cette installation explore une autre modalité de présentation et de diffusion des images cinématographiques. La coprésence des trois films, les bruits de la rue qui se mêlent aux paroles rétrospectives et à la musique, donne corps à la complexité du mouvement, à ses moments d’accord et à ses multiples dissonances.

Le corpus cinématographique issu du travail d’Épopée se caractérise ainsi par une grande cohérence, tenant principalement à la rigueur avec laquelle le groupe a exploré et habité les zones d’articulation et de tension entre esthétique et politique, film après film. S’y lit le souci de ne jamais lâcher l’un pour l’autre, de chercher des images pour soutenir une pensée de notre condition contemporaine et ne pas sombrer dans la complaisance et la pauvreté esthétique qui plombent tant de films militants. L’ampleur et la précision du propos politique y demeurent pourtant ou, plutôt, ainsi, suivant une ligne, constante dans la trajectoire du collectif, visant un rapport d’immanence, de fraternité, à ce qui entre dans son champ, évitant tout point de vue surplombant, qu’il soit critique, misérabiliste ou pacificateur. Cet engagement immanent des films avec ce qui les occupe témoigne de l’ancrage de la pratique cinématographique dans la pensée politique contemporaine, dont Épopée est pétri, nourrissant à son tour de nombreux échos et écrits qui sont partie prenante de cette écologie – et dont ce texte est redevable.

Bibliographie indicative :

24 images. « Les enfants sauvages », n° 136, p. 34-40. Mars-avril 2008.

---------------. N° 171 « L’amour au temps de la guerre civile ». Mars-avril 2015.

Érik Bordeleau. « Effusion et contre-effectuation ». Esthétique politique. 2015.

Marion Froger. « Épopée urbaine à Montréal ». Multitudes n° 65, p. 190-198. Avril 2016.

André Habib. « Épopée – L’état du moment. Un état et des variations ». Hors-champ. 2012.

---------------. « Entretien avec Rodrigue Jean et Mathieu Bouchard-Malo. La poésie du vivant ». Hors-champ. 2009.

Anne Lardeux. « Liberté pour nous aussi ! ». Liberté n° 315. Printemps 2017.

Spirale. Hors-série n° 1. Épopée. Textes, entretiens, documents. 2013.

Adam Szymanski. 2016. “Immanent to Exclusion, A Review of Love in the Time of Civil War by Rodrigue Jean.” Scapegoat 9: Eros. 2016.

 

Image : Épopée, Insurgence, 2013

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