Le cinéma d’Anne Émond
Anne Émond, depuis quelques années à peine, pratique un cinéma de la vie et de la mort, un cinéma qui débute dans des chambres d’hôpital pour mieux s’en éloigner, pour faire part d’une crainte commune qu’elle traîne comme une obsession terrifiante : le danger nous entoure. Il nous entoure tellement que la vie, dans le cinéma d’Anne Émond, est un vertige plutôt qu’une consolation, l’occasion d’être devant des situations face auxquelles les personnages ne peuvent que remettre en question, comme si l’univers entier chavirait d’un petit coup de pied, les raisons d’un tel destin. Un homme verra sa jeune compagne dans un coma interminable, une jeune femme demandera l’avortement, puis une autre, soumise à des questions plutôt privées sur sa sexualité, attendra les résultats d’un test de VIH. Ces protagonistes à qui tout arrive sont de jeunes femmes, prises au dépourvue, sans armes et sans moyens devant un avenir inéluctable – en ce sens, le dernier plan de Naissances résume peut-être le mieux cette belle idée.
Du cache-œil de L’ordre des choses au berceau vieillot de Naissance jusqu’à la mise en scène forcée de Sophie Lavoie (un seul plan-séquence fixe compose le film et comme son style est celui de l’entrevue, le contre-champ du personnage titre demeurera toujours hors-champ), la réalisatrice crie son originalité, d’une manière ou d’une autre, tantôt par des éléments poétiques maîtrisés, dernièrement par un choix de mise en scène venant faire exploser de sens ce qui, autrement, n’en aurait eu guère. Grâce au plan fixe, le départ de deux minutes du docteur pour voir un autre patient laisse en plan Sophie, toujours seule dans le cadre, mais maintenant sans espace hors-champ, complètement laissée dans un lieu qui ne se définit plus par la présence du médecin, mais bien par la présence de l’absence, absence qui gobe, qui dévore. Face à ce plan, donc à ce film, on pourra confirmer qu’Anne Émond est en train de devenir l’une des réalisatrices importantes de demain.
Car bien qu’elle soit encore jeune et que ses films précédents puissent parfois le trahir un peu, une véritable maturité se dégage des sujets et des choix de mise en scène. En attendant son premier long-métrage, on peut déjà dire qu’elle refuse la facilité du maniérisme contemporain (celui de Xavier Dolan) et préfère plutôt l’efficacité et la modulation du cadre à ses désirs de poésie : le cadre dans un cadre de L’ordre des choses découpé par les corps des deux amants en dira long sur ce cinéma, un cinéma dont le cadre est corps, car il porte en lui le mal-être de ses personnages. C’est-à-dire qu’au jogging on préfèrera la caméra qui court, qu’à l’entrevue assise on préfèrera la caméra tout aussi assise et qu’aucune fois on ne verra le moindre désir de se distancier des personnages, de les regarder de haut ou de bas. Non, car ici, leur hauteur est notre hauteur parce que le cinéma d’Émond en est un du personnage unique (d’une certaine façon, car les autres ne peuvent servir qu’à le comparer), mais aussi de l’écriture d’un destin qu’on se doit de suivre pas à pas. Ainsi, L’ordre des choses se termine par un homme qui poursuit son chemin parmi une foule, le son de leur voix finissant par le submerger, tout comme la finale de Naissances qui montrera cette jeune fille s’avancer dans l’obscurité, berceau en main. Ils avancent vers de l’inconnu, vers une prochaine étape où ils n’auront encore une fois plus d’attache, prêt à chavirer d’un côté comme de l’autre. À l’aube des premières images de Nuit #1, c’est un peu là le point où en est rendu Émond. Regardant vers l’avenir, elle a sur elle le poids de faire parler un cinéma québécois en plein renouvellement; sa qualité de femme (il n’y a jamais, entendons-nous, assez de réalisatrices) et d’auteure (puisqu’elle a un talent indéniable), la rendent doublement intéressante ou, du moins, à surveiller, car il est certain que d’ici quelques années, un grand film pourrait être signé « Anne Émond ».