À force de courage | Anthologie 1971-1995
Falardeau - Poulin
Par Georges Privet
Partie 1
Voir ou revoir les films et vidéos co-réalisés par Pierre Falardeau et Julien Poulin, c’est non seulement découvrir les débuts artistiques du premier et spéculer sur l’apport sous-estimé du second, mais aussi assister à la naissance d’un dialogue créatif exceptionnel, unique dans son portrait de l’évolution du Québec. Entre l’ex-étudiant en anthropologie fasciné par le pouvoir de l’image (Falardeau) et l’interprète débutant captivé par les possibilités du son (Poulin), se tisse rapidement la trame d’une oeuvre fondée sur le constat social, la dénonciation politique et la lutte pour l’indépendance.
De Continuons le combat (1971) à Speak White (1980), la première phase de leur travail porte déjà tout ce qui fera leur marque : l’examen des rituels apparemment innocents qui servent d’exutoire aux combats de leur société (les galas de lutte du Centre Paul-Sauvé, les sorties au Parc Belmont…) ; la mise en rapport de ces rituels avec d’autres combats à travers le monde (que ce soit ceux des Tamouls ou des Algériens…) ; l’exploration de toute la panoplie des outils de contrôle du pouvoir (l’école de police du Magra, mais aussi l’organisation d’une exposition d’art « canadian » à Paris dans Les Canadiens sont là) ; l’utilisation occasionnelle d’une voix off très présente (prenant son plein envol avec la poésie de Speak White) ; et l’habileté d’un montage éloquent, jouant habilement sur les similitudes et les contrastes (un peu comme chez Gilles Groulx, Santiago Alvarez ou Chris Marker). Bref, une manière de montrer, de faire parler et de commenter le réel, qui documente non seulement l’étendue de notre aliénation, mais aussi les mécanismes qui permettent aux choses de rester comme elles sont…
Car bien qu’elle invite à la prise de conscience et au changement, l’oeuvre de Falardeau et Poulin ne se fait guère d’illusion ; elle se contente (et c’est déjà beaucoup !) de démonter lucidement l’écheveau d’une aliénation qu’elle affronte sans espoir mais avec détermination. Malgré son aspect forcément inégal et ses maladresses de débutants (qui coïncident avec les débuts de la vidéo), on chercherait en vain - trente ans après Continuons le combat ! - une oeuvre qui ait plus ou mieux témoigné de cette période charnière que celle de Pierre Falardeau et de Julien Poulin. Il restait toutefois aux deux compères à trouver un moyen de rejoindre ceux que cette oeuvre visait le plus directement, le grand public québécois qui allait les découvrir avec Elvis Gratton…
Partie 2
Il est ironique que ce soit avec Elvis Gratton, le film qui les révèlera au grand public et qui incarnera plus que tout autre leur association, que Pierre Falardeau et Julien Poulin décidèrent de mettre officiellement un terme à leur travail commun. Officiellement, car les deux amis ont de fait travaillé ensemble à plusieurs reprises, même s’ils n’ont plus cosigné d’autres films par la suite…
Avec le recul, il est tentant de se demander ce qui distingue une oeuvre comme Pea Soup (1978), l’une de leurs dernières et meilleures co-réalisations, d’un film comme Le temps des bouffons (tourné par Falardeau en 1985, bien que sorti en 1993).Tentant, certes, mais inutile tant l’oeuvre que Falardeau a continué à porter seul a gardé le style de leur travail commun : cette manière unique de se servir d’un événement précis comme microcosme d’un malaise socio-politique (qu’il s’agisse d’une soirée à la taverne de Pea Soup ou du Beaver Club du Temps des bouffons) ; cette façon particulière de détourner (ou de voler carrément,comme le dit Falardeau lui-même) des images prises d’une autre source pour leur donner un sens nouveau (les pubs et archives télévisées qui jalonnent Pea Soup ou l’extrait de Speed qui accompagne le texte d’Une minute pour l’indépendance) ; cette capacité à utiliser la culture populaire pour établir des raccourcis idéologiques fulgurants (renvoyant dos à dos James Bond et Pierre Elliott Trudeau dans Pea Soup ou faisant d’Elvis Gratton le président du Comité des intellectuels pour le non). Sans parler de cette habileté exceptionnelle à pirater le réel pour en montrer les rouages (un don pratique à une époque où la réalité cherche de plus en plus à se déguiser en fiction et où les politiciens empruntent les slogans d’Elvis Gratton).
De fait, il est clair qu’Elvis Gratton et ses suites ont donné l’occasion aux deux amis d’harponner le genre de cible qui faisait jadis l’objet de leurs courts et moyens métrages (ainsi, l’exposition parisienne des Canadiens sont là ou le petit mangeur de poulet frit de Pea Soup semblent presque sortis d’un énième Gratton !). (...) Falardeau et Poulin ont eux-mêmes du mal à départager leur contributions respectives de leur travail commun. Reste le dialogue jouissif, fécond et pertinent de deux hommes qui ont su regarder en face le Québec de leur temps et le mettre en images À force de courage…
Ce texte a été écrit pour le coffret DVD Falardeau - Poulin : À force de courage en 2003. Reproduit avec la gracieuse autorisation de l'auteur.
Photo : ©Gabor Szilasi. Reproduite avec la gracieuse autorisation de l'artiste.
Falardeau, vidéaste - quelques références :
Pierre Farladeau, Julien Poulin. Québec : Musée d'art contemporain, Montréal: Ministère des affaires culturelles, 1983, 52 p.
Albert, Steve. « Rêves "made in USA" versus la rue Panet », La Presse, 22 juin 1978, A5.
Barrette, Pierre. « Hommage : Pierre Falardeau, entre réalité et "histoires" », 24 images, no 145, décembre 2009-janvier 2010, p. 4–5.
Bellavance, Guy. « Falardeau-Poulin », Parachute, juin 1982, p. 40-41.
Bissonnette, Alain. « Pierre Falardeau et Julien Poulin, l’aventure de cinéastes-artisans », Cinéma Québec, no 50, 1977, p. 22-24.
Dusseault, Serge. « Le vidéo : malgré tout l’espoir », La Presse, 17 janvier 1976, D9.
Montal, Fabrice. « L’homme révolté et les maîtres fous. Esquisse d’une vision de la nation dans le cinéma de Pierre Falardeau », Bulletin d’histoire politique, vol. 19, no 1, automne 2010, p. 37–44.
Pontbriand, Chantal. « Pierre Falardeau : sur le film et le vidéo au Québec », Parachute, avril-juin 1976, p. 32-34.
Tardif, Dominic. « Le temps des bouffons : le brûlot de l’homme libre Pierre Falardeau », Le Devoir, 24 septembre 2019.