Portrait - Partrice Duhamel
Le 22 mars 2012, le Festival International du Film sur l’Art, dans sa section FIFA expérimental, présentait un programme entier consacré à l’œuvre vidéo Patrice Duhamel. L’un des trois présentateurs de ce programme, Pierre Brault, a écrit ce texte d’une grande sensibilité pour témoigner de sa participation aux créations de cet artiste entièrement engagé.
J’ai rencontré Patrice lorsque je travaillais au Vidéographe. Lui débarquait pour faire un stage de 6 mois. J’avais la responsabilité de lui trouver des tâches et la première a été de faire connaissance. Finalement, nous avons entrepris de faire un grand ménage dans les locaux de Vidéographe. C’était notre façon de prendre racine dans ce lieu. Patrice aimait que tout soit rangé. Il méprisait le désordre. Pourtant, son oeuvre n’illustre que des stratégies de désordre, ce qui n’est qu’un de ses nombreux paradoxes.
Mon premier contact avec son oeuvre fut La vie concrète , qui faisait partie d’un abécédaire initié par Josette Bélanger pour Vidéographe et dont il terminait le montage à cette époque. Cette monobande fantaisiste et colorée m’a d’abord repoussé. Il faut comprendre qu’un concours de circonstances m’amenait au Vidéographe et que je croyais y retrouver un milieu de contestation politique et sociale comme à son origine. Mais une nouvelle génération venait d’investir les lieux avec une sensibilité et un regard différent sur le monde.
Je n’avais aucune idée des préoccupations que des artistes comme Patrice pouvaient avoir. À mon premier regard sur cette monobande, je n’ai pas saisi la portée des métaphores ni de la mise en scène. Je l’ai alors perçue comme un objet hermétique, une saynète mal bricolée, bizarre et sans référence pour moi. Mais plus je visionnais la bande, et plus j’apprenais qui était Patrice, plus elle se révélait. Ce que j’avais jugé comme des maladresses devenait des intentions. Sa vie, ses expériences amoureuses se métaphorisaient dans cette vidéo et j’étais fasciné par le processus.
Comment il arrivait à nous choisir
Patrice était constamment à la recherche de participants pour ses projets de tournage. Je crois qu’un de ses premiers critères semblait être le confort, c’est-à-dire qu’il avait besoin de se sentir à l’aise avec ses collaborateurs, en confiance. Avoir un lien affectif ou professionnel, tout ça semblait très important, car il allait se dénuder l’âme devant nous.
Tous les visages qui apparaissent dans son oeuvre sont des gens avec qui il avait une relation, amoureuse, amicale ou professionnelle.
Lorsque Patrice m’a proposé de jouer dans ses projets, ce fut assez bref :
- (Le doigt pointé sur moi.) Brault, qu'est-ce que tu fais en fin de semaine?
- Rien de spécial, que je réplique.
- Tu vas jouer dans mon prochain film.
- Je lui ai immédiatement expliqué que j’étais très mauvais comédien, que je ne savais pas improviser ni donner du texte sans chanter. J’ai d’abord refusé.
Mais rien de tout cela ne le découragea. Il insistait pour que je participe. Il pouvait vraiment être « gossant » quand il avait une idée en tête. J’ai fini par accepter par curiosité et pour mettre fin à ses illusions sur moi, comme comédien.
Une journée de tournage
Mon premier tournage eut lieu une journée de printemps dans un terrain vague. Il y faisait une chaleur étouffante et Patrice nous habilla dans des costumes de papier utilisé par les peintres. Cette scène fut intégrée au projet De l’âme . Quatre personnages habillés comme si nous étions dans une zone contaminée. Nous devions simuler un état d’apesanteur et nous déplacer en flottant à la queue leu leu, un tournage sans prise de son avec Patrice à la caméra.
Tout était écrit. Il suivait un plan très défini, mais parfois il raturait des lignes et réfléchissait en jetant un regard autour de lui, cherchant dans l’environnement, un lieu ou un objet qui allait servir son propos. Sans le savoir, je venais de mettre un doigt dans un engrenage. Souvent ses journées de tournage étaient très chargées. Il aimait travailler et il avait toujours des objectifs qui exigeaient beaucoup d’énergie. Nous devions souvent lui rappeler qu’il était temps de bouffer ou de prendre une pause.
Dans certaines scènes, il nous donnait des indications très littéraires comme « un homme rencontre une femme qui le dévisage », nous plaçait dans le décor et nous donnait des points à l’intérieur desquels nous pouvions circuler.
À mes débuts, j’attendais des mises en contexte plus près de mes expériences. À mon grand désarroi, je me retrouvais toujours dans l’inconfort dans des décors nus, sans repères, des lieux dépouillés, des accessoires tarabiscotés et des propositions déconcertantes. Ne sachant pas quel geste poser (il nous donnait un minimum d’indications sur le sens de la scène) ni comment donner le texte qui me semblait souvent trop littéraire pour être naturel. Et lui campé derrière sa caméra ne disait rien. Il nous observait comme un prédateur à l’affût du malaise.
Yannick Pilon, qui a beaucoup tourné avec Patrice, a fait plusieurs tentatives de cinéma parlant. Même que Patrice voulait qu’il parle d’une manière naturelle et un peu à la française, s’inspirant d’extraits d’un bouquin de Cioran. Yannick n’arrivait pas à s’entendre parler pointu sans rire. Après plusieurs essais, Patrice se résolut à le recaler au muet comme nous tous. Parfois, Patrice pouvait se satisfaire de notre jeu chaotique. Cela semblait servir ses démonstrations. Mais plus tard, il se mit à exiger un jeu plus fluide, plus naturel. Il nous encourageait à improviser. Yannick m’a raconté que Patrice le balançait, lui aussi, dans un décor avec une phrase pour lui donner une direction comme :
- OK Pilon, tu es dans un endroit qui t’est inconnu et tu vois des objets, mais tu ne connais pas leur fonction. C’est bon, c’est clair? OK, ça tourne.
Yannik se lançait alors dans une impro, ne sachant pas de combien de temps il disposait ni où tout cela allait finir. Une fois terminé, si la prise correspondait aux attentes de Patrice, il fallait tout reprendre pour les plans de coupes. Infatigable jusqu’à tard dans la nuit, il pouvait tourner des heures et des heures.
Si près de la folie
Plus nous étions déstabilisés, plus Patrice en était heureux. Il jubilait. Il ne recherchait pas l’émotion, mais l’engagement dans son univers. Lorsque j’ai tourné dans son projet Comment bricoler votre ruine A + B , j’ai d’abord travaillé une journée complète seul avec lui. Il m’a fait cracher sur des objets, apprivoiser une mouche de plastique suspendue à un fil, coller sur un mur avec de la salive des dizaines de photos toujours de la même femme, lécher n’importe quoi, me frapper la tête sur une boule de papier comme si je voulais y pénétrer, souffler dans un ballon jusqu’à l’hyperventilation, découper du papier sans but. À la fin de la journée, je n’avais plus de pudeur, j’étais prêt à tout, il avait réduit en cendres mes mécanismes de résistance.
J’ai vécu cette journée comme un instant de délire. Parfois, je me sentais comme un psychiatrisé observé par cette caméra qui devenait comme un miroir sans tain. J’ai aussi vécu quelques expériences de synchronicité avec Patrice qui m’ont fait observer sa faculté à percevoir dans ma vie des états affectifs qu’il récupérait dans ses projets. J’imagine qu’il usait de cette faculté avec tous ses collaborateurs.
L’expérience la plus explicite fut lors du tournage du projet Les incidents . Invités à figurer dans une scène du projet, Anne, ma compagne d’alors, et moi-même, nous nous présentons au studio un samedi de Pâques en pleine tempête de neige. Nous sommes debout dans le décor, face à face, et Patrice se prépare. Vérification de l’éclairage, mise en place de la caméra, mise au point, cadrage et voilà que Patrice jette un oeil à son plan de tournage et le met de côté en nous regardant. Il nous demande alors de nous embrasser intensément comme de grands amoureux et de nous séparer comme si nous venions d’embrasser un étranger avec du dégoût dans le regard.
Anne et moi, troublés par sa requête, ne disons mot. Car le plus étrange, c’est que, quelques heures avant de tourner cette scène, nous avions décidé de nous séparer après 18 ans de vie commune. Ce fut là notre dernier baiser à vie. Comment Patrice avait-il deviné ce que nous vivions? Il ne m’a jamais répondu. J’ai vécu deux autres moments semblables sur les plateaux de Patrice qui m’ont convaincu qu’il n’était pas question de hasard.
La technique
Très bon technicien, perfectionniste, très préoccupé par la qualité finale de son travail, il assumait tous les rôles, déléguait rarement une tâche. De la préparation des décors au montage en passant par le repérage des lieux, l’écriture, le casting et la planification technique. Souvent sans le sou, il créait avec des bouts de chandelles et avec de plus en plus de dépouillement. Déterminé et ayant un compte à rebours dans le corps, perdre du temps était pour lui intolérable.
Conclusion
Pour ce deuxième bloc, nous vous présentons trois bandes La vie concrète , Lettre sur le son (de ta voix) et Comment bricoler votre ruine (A + B) . Ces oeuvres font partie d’un corpus qui se distingue par les lieux de tournage, qui sont en majorité des décors rudimentaires construits par Patrice Duhamel. Des lieux qui deviennent des espaces dans lesquels l’auteur enferme ses sujets et les sépare de ce qu’il y a autour, créant un vaste hors-champ, lieu de l’inconnu, du mystère, du danger, mais aussi du désir.
Dans les trois monobandes que nous allons visionner, nous observons une évolution du lieu dans lequel Patrice met en scène ses personnages. Dans La vie concrète et Lettre sur le son (de ta voix) , le décor n’est qu’un mur qui sert de fond. Il travaille comme en aplat. Plus tard, il fabriquera deux murs à angle droit avec un plancher qui servira au tournage aux projets De l’âme et Les incidents . Des effets de perspectives sont alors possibles et un jeu avec profondeur de champ.
Puis, dans Comment bricoler votre ruine (A + B) , il construit un cube qui lui permet, en changeant les accessoires de son décor, de situer ses personnages dans des espaces l’un au-dessus de l’autre ou l’un à côté de l’autre, permettant ainsi des effets de cohabitation nouveaux. Il avait même imaginé faire vivre un personnage entre les cloisons, une sorte de clochard, mais le projet ne sera pas concrétisé. À cette époque, Patrice créait de courtes scènes, genre de sketchs surréels, et aussi d’improvisations.
Les vibrations de son existence sont imprégnées dans son oeuvre. Patrice a vécu une démarche très fusionnelle avec son art et ses amours. Pour moi, ce qui illustre le mieux cet engagement, c’est le temps où il a vécu dans un de ses décors. ll était alors dans un état d’errance, n’ayant plus d’appart, il décide de s’installer dans son atelier et son décor, soit celui de La séance , devient alors son espace d’intimité pendant quelque temps. Il me confiait combien il trouvait bizarre de s’éveiller dans ce lieu. Vivre dans un décor donnait à son existence un parfum d’éphémérité semblable à celle d’une représentation théâtrale. Qui fusionnait avec quoi? La frontière entre sa vie et son oeuvre se confondait de plus en plus.
Pour moi, avoir apprivoisé Patrice, c’était parfois comme avoir un caillou dans ma chaussure, pas dans un sens péjoratif, mais comme objet de conscientisation par le mal-être. Patrice était parfois si compact, si inclusif, si fortifié dans ses pensées, dans sa volonté d’accomplissement, qu’il se calcifiait.
Quand on a un caillou dans sa chaussure, on prend mieux conscience de son pied, mais ce n’est pas nécessairement confortable. Patrice était dans ma vie, et sa présence au cours de ces années n’a pas toujours été de tout repos, mais il m’a aidé à prendre conscience de nos limites, de nos aveuglements, de l’espace des conventions qui régissent nos existences, mais surtout de l’extraordinaire force de la passion et de l’engagement.