Lieux et monuments de Pierre Hébert

15 mars 2021
 
Description

Sur Lieux et monuments de Pierre Hébert, une série en constante évolution de films et d’installations vidéo où animation, cinéma expérimental et documentaire se rencontrent.

Commissariat
Nicolas Thys

Nicolas Thys est professeur d'études cinématographiques à l’Université Paris Nanterre et à Paris 3 Sorbonne Nouvelle. Il intervient aussi à l’École des métiers du cinéma d’animation (EMCA). Il couvre le cinéma d’animation dans la revue 24 images. En 2019, il a cosigné un ouvrage en hommage au studio d'animation Pixar paru aux éditions Ynnis.

Liste des œuvres au programme

Lieux et monuments

Par Nicolas Thys

À l'occasion de la publication du livre Toucher au cinéma de Pierre Hébert, retour sur un projet au long cours.

Début août 2020. Au moment où nous commençons ces lignes sur la série « Lieux et monuments » de Pierre Hébert, cinéaste, animateur, performeur et écrivain de cinéma québécois, Beyrouth est en feu et en deuil suite à une colossale explosion. On sait déjà qu’elle n’a rien à voir avec un quelconque attentat, qu’elle est accidentelle, mais ses images resteront longtemps gravées dans les médias comme dans les esprits et bientôt chacun aura les siennes propres mélangées à celles des filmeurs. Troublant hasard de l’histoire, en remontant le blog du réalisateur[1], curieux de savoir quand il l’a débuté car il nous semblait contemporain de sa série de films, nous sommes tombés sur les deux premiers billets datés de mars 2007 et publiés en mai de la même année :

« 24/03/2007 – 18h30 – Beyrouth. […] Je suis arrivé à Beyrouth cet après-midi et il semble que ce soit le bon moment pour commencer à écrire. […] Il y a huit mois, il y avait la guerre ici, tout le pays était bombardé par des avions israéliens. […] Bob et moi avons décidé que ce sur quoi nous étions en train de travailler, et que plus tard nous intitulerions Special Forces, devait en quelque sorte évaluer cette situation outrageuse[2]. »

Bob, c’est Bob Ostertag, artiste sonore et activiste américain avec lequel Pierre Hébert a collaboré à de nombreuses performances et improvisations depuis les années 1990, et en particulier sur le « Living Cinema ». Démarré en 2000, ce projet a pris différentes formes qui entremêlent présentations d’animation gravée sur pellicule ou de cinéma informatique et improvisation sonore concrète. En est issu, entre autres, le film Entre la science et les ordures. Dans son texte, le cinéaste évoque ensuite les conditions de sa venue au Liban, l’instabilité politique, mais aussi son rapport à l’écriture quotidienne et sa carrière qui prit un tournant radicalement différent suite à son départ de l’ONF/NFB en 2000 après y avoir été salarié pendant plus de 35 ans en tant que réalisateur puis producteur.

Le deuxième billet, publié le lendemain matin à 8h30, cherche à expliquer les raisons de sa participation au festival Irtijal et ses motivations pour présenter le « Living Cinema » en dépit du danger. « Pour quelle raison venir à Beyrouth montrer aux Libanais le bombardement de leur ville et les corps de leurs enfants morts, choses qu’ils expérimentent dans la vie réelle ? » Question forte, actuelle, reliée à une autre performance d’Ostertag seul en Ex-Yougoslavie, un peu plus tôt. Plus qu’une prise de position politique c’est, pour Pierre Hébert, un besoin « viscéral », une réaction face à une situation folle. Il décrit l’origine du voyage comme « a movement of the hearth », poésie d’une faute de frappe qui évoque autant le mouvement de la Terre que celui du cœur, double mouvement intérieur et extérieur uni en un même point, un foyer enclos entre deux H.

À considérer la série des « Lieux et monuments », l’an 2007 se révèle être un moment charnière, un point de passage. Il est déjà dedans sans y être entièrement, mais les préoccupations déjà présentes ainsi que, comme il l’annonce à l’écrit, une réaction immédiate au lieu où il se trouve, qu’il a besoin d’évoquer. Il repense aussi le rapport de l’œuvre au réel. Moins d’improvisation, un retour à des artistes du son qu’il connaît bien, ainsi qu’un dispositif de tournage extérieur, in situ, avec une caméra dont le regard fait lieu dans un premier temps. S’il a toujours été en phase avec l’actualité, dans cette série, il la filmera comme on filme le quotidien et il en retrouvera les traces.

Lieux et monuments 1

« Lieux et monuments » est une série de films, courts ou longs, et d’installations vidéo toujours en cours d’élaboration. Le dispositif est simple et appelle à des variations de film en film : une caméra fixe, un plan en focale moyenne dans un lieu, sur un monument voire sur des individus qui arrêtent le filmeur dans la rue pour lui parler et qu’il ne coupe pas. Le hors cadre intègre parfois l’œuvre et rappelle, dans les performances d’animation en direct, l’artiste au travail qui figure comme un composant à part entière du film produit – film qui devient ainsi irréductible aux simples images diffusées l’écran. Par moment, le sujet de l’œuvre est directement politique et le spectateur au courant de l’actualité internationale ne peut pas ne pas s’en rendre compte (un monument communiste à Prague, la statue du général sudiste de Charlottesville), parfois moins à l’image des stigmates rocheux de Rivière au Tonnerre ou du retour d’André Bazin.

Dans ces dispositifs, Pierre Hébert enregistre ce qui se passe en un point précis – celui du regard de la caméra – à un moment précis – le sien. Puis, plus tard, en postproduction, il efface, fait surgir, raye, grave, dessine, anime. Il travaille l’image première, lui superpose des couches, des boucles, un mouvement. Il l’enserre en d’autres images, il les synthétise. Chris Marker dirait probablement qu’il modèle ou module des « zones », en référence à Sans soleil et aux manipulations d’Hayao Yamaneko[3]. Il ramène surtout l’esprit ou le logos du lieu, parfaitement conscient de son inscription dans le temps.

Puis, parfois – plutôt au début et à la fin des films – un fondu enchaîné, une surimpression. Changement de plan. A l’exception du Film de Bazin, long métrage à la structure plus complexe, narré par deux voix off alors que les autres de la série sont presque muets (mais toujours sonores), le cut n’existe pas dans les « Lieux et monuments ». Même dans les deux installations – les bien nommées Cycling Utrecht, l’idée du cycle étant fondamentale dans la construction des films, et Berlin - Le Passage du temps –, la figure de montage est le split screen et, donc, l’inscription dans un même plan de différentes situations plutôt que la succession par coupes brutales d’éléments divers. Les transitions sont toujours des fondus, surimpressions ponctuelles plus ou moins longues, passages entre deux rapports à un objet filmé ou à deux espaces par une superposition de strates, laissant percevoir un instant la trace du plan précédent et/ou du plan suivant. Il inscrit ainsi la succession dans un ambigu rapport au temps où le présent serait à la fois un morceau d’un passé déjà évanoui et d’un futur pas tout à fait là.

Le fondu se fait aussi – surtout ? – élément métamorphique. Il semble devenir, pour la prise de vues réelles, une modulation, un changement d’état et donc par essence une forme filmique pour ce qui n’est pas, en soi, animé image par image.

Sans limite

Si découper une œuvre aide souvent celui qui s’y plonge, lui permettant d’en cerner des aspects précis, le morcellement omet un aspect pourtant fondamental : tout n’a de sens que dans la totalité. C’est d’autant plus vrai pour Pierre Hébert dont les travaux, d’une impressionnante cohérence depuis les années 1960, évoqueraient essentiellement des strates qui s’additionnent et s’agglomèrent. Sa pensée est hantée par le politique, l’engagement, une archéologie au présent mais aussi par la mémoire et la technologie. Sa pratique est axée sur l’improvisation, le travail de la main et donc sur l’artisanat et les relations entre cinéma d’animation et prise de vues réelles.

En outre, les frontières entre ce qu’il a entrepris sont poreuses, et tout finit par se répondre. Il a initié ses premières expérimentations autour du cinéma informatique dès les années 1960 et il les prolonge ici. Puis, après une interruption de près de 15 ans, il reprend la gravure sur pellicule dans un projet intitulé Scratch en 2016 que le prochain « Lieux et monuments » autour du mont Fuji, en cours de fabrication, va utiliser, manière de faire converger deux projets. Son blog, ses textes plus anciens et ses performances préfigurent eux aussi la série dont nous parlons.

Pour la Vithèque, cette série comporte dix titres et s’étend de 2005 avec La statue de Giordano Bruno à 2018 avec La statue de Robert E. Lee à Charlottesville. Deux statues bien différentes, l’une exposée mais invisible, l’autre cachée et d’autant plus visible. Pierre Hébert, sur son blog, cite lui aussi dix « Lieux et monuments », mais avec quelques différences. Le premier serait Praha-Florenc réalisé en 2009, il explique que le troisième film n’a jamais été achevé et il mentionne deux éléments pour Berlin - Le Passage du temps avec une version installation et une version film.

Le court métrage précité de 2005 et un second réalisé en 2007, Herqueville, anticipent la série, le premier étant d’ailleurs inclus par Hébert dans l’ensemble « Living Cinema ». Pourtant, ces deux œuvres sont le début « Lieux et monuments » tant les dispositifs se recoupent. Le cinéaste explique d’ailleurs que, quand l’occasion s’y prêtait, « nous précédions notre performance principale d’une improvisation sur un tournage fait le jour même dans un lieu de la ville où nous nous trouvions. Il n’y a pas de traces de la plupart de ces improvisations sauf pour la dernière qui a donné La statue de Giordano Bruno, qui est le vrai début de “Lieux et monuments”. »

Afin d’établir une liste des films de la série, il serait possible de les classer ainsi :

  1. Les prémisses, intégrées après coup dans la série : La statue de Giordano Bruno (2005) et Herqueville (2007). Le premier est issu d’une performance réalisée à Rome autour de la présence flottante, devenue imperceptible, de la statue du philosophe italien sur un marché fréquenté. Le second, plus méditatif, évoque une ville, un littoral et une usine de traitement des déchets nucléaires à partir d’éléments issus de gravures, de poèmes et d’une performance musicale.
  2. Les œuvres conçues explicitement pour la série : Praha-Florenc (L&M 1, 2009), Prague, devant un parking, une sculpture métallique de deux ouvriers travaillant sur une poutrelle en acier évoque le réalisme socialiste de la période bolchevique. Place Carnot-Lyon (L&M 2, 2011), une petite place à Lyon, une statue présentant la République, un manège et une évocation du printemps arabe sur les images d’une République qui s’efface. Rivière au Tonnerre (L&M 4, 2011), Québec sur la rivière du titre, une roche fissurée et la mémoire animée des sédiments rocailleux qui ressurgit. John Cage-Halberstadt (L&M 5, 2013), dans une église, au moment du douzième changement de note de l’exécution d’une pièce de John Cage qui doit durer 639 ans, le dispositif musical et quelques spectateurs-auditeurs. Berlin - Le Passage du temps (L&M 6, installation, 2014) – quatre écrans, quatre boucles de durées différentes et une évocation de Berlin au quotidien rythmé par des références à Bertolt Brecht et à Walter Benjamin. Cycling Utrecht (L&M 7, installation, 2015), installation à deux écrans et deux boucles de durées différentes tournées dans des lieux situés sur le trajet du Tour de France dans une ville où le vélo prend le pas sur les autres modes de transport. Le film de Bazin (L&M 8, long métrage, 2017), évocation à partir des notes du critique André Bazin, d’un documentaire sur les églises romanes de Saintonge qu’il n’a pas eu le temps de tourner, emporté par la leucémie avec des extraits de scénario lus par Michael Lonsdale. La statue de Robert E. Lee à Charlottesville (L&M 9, 2018), réalisé alors que la statue était enveloppée après les manifestations contre le déboulonnage de la statue du général sudiste, et l’action terroriste d’un militant d’extrême-droite qui a foncé dans un cortège de contre-manifestants, tuant une femme et blessant 35 personnes. Berlin - Le Passage du temps (L&M 10, version film, 2018), reprise de l’installation de 2014 avec quelques modifications suite à un tournage sur place en 2018.
  3. Les autres films dont on trouve mention par Pierre Hébert sur son blog : « Lieu et monument n°3 », inachevé. Un prochain « Lieu et monument » autour du mont Fuji en cours d’élaboration.

À noter que les films de 2005 et de 2009 ont été tournés en MiniDV, ce qui leur confère un aspect moins net, à la texture d’image différente des autres tournés en HD.

Finalement, à un projet succède un autre mais toujours à la manière d’un fondu enchaîné – ou déchaîné puisqu’ils semblent se propager à différents degrés dans les suivants et trouver leur source dans les précédents. Les « Lieux et monuments » étaient déjà là dans le « Living Cinema » et quelque chose de celui-ci reste présent dans les « Lieux ». De même, au cœur de ce dispositif, les textes écrits par Pierre Hébert participent à médiatiser ce changement, ces préoccupations quotidiennes. Mais, par les relations qu’il entretient avec ses compositeurs, il est possible d’aller encore plus loin.

Résurgences

Ceux qui connaissent l’œuvre de Pierre Hébert auront l’agréable surprise de voir réapparaître pour les « Lieux et monuments » certains collaborateurs importants pour la musique et le son. La série est en effet l’occasion pour lui de travailler à nouveau avec des musiciens ou designers sonores qui l’ont accompagné au cours de sa carrière. Leur maître mot est l’improvisation, l’idée que bruit et musique peuvent ne faire qu’un, participant à la création de ce que Pierre Hébert lui-même désignait comme des « images-bruits » dans un texte de 1985[4].

Si Bob Ostertag opère un passage vers les « Lieux et monuments » grâce à La statue de Giordano Bruno et sert de déclencheur sans arrêter son association avec le cinéaste, les films ou installations de la série poursuivent une introspection dans 40 ans de cinéma performatif. Herqueville est composé par Fred Frith, proche d’Ostertag depuis les années 1980 et avec lequel Hébert a travaillé au cours de cette même décennie dans des duos musique-gravure sur pellicule en particulier sur La technologie des larmes.

Dans Cycling Utrecht, Berlin - Le Passage du temps et Charlottesville, le réalisateur retrouve René Lussier, improvisateur et compositeur important, contractuel à l’ONF/NFB et avec lequel Hébert a collaboré sur son court métrage Etienne et Sarah ainsi que sur les Chants et danses du monde inanimé dans les années 1980.

Sur Rivière au Tonnerre, c’est l’Italien Andrea Martignoni qui le rejoint. Ce dernier, spécialisé dans les créations sonores expérimentales pour des courts métrages d’animation, a débuté une collaboration avec Pierre Hébert dès 2000 dans des performances d’animation gravées sur pellicule. Ils ont régulièrement travaillé ensemble jusqu’au milieu des années 2010 avec, entre autres, la musique du film Tryptique-2 en 2012.

Mais surtout, Pierre Hébert retrouve pour Le film de Bazin celui qui fit la musique de la plupart de ses courts métrages des années 1980 et 1990 jusqu’à son long-métrage, La plante humaine (1996), le clarinettiste Robert Marcel Lepage. Dans ce « Lieux et monuments » assez particulier puisque c’est un long métrage et qu’il part d’un scénario préexistant, il reprend également la voix off de La plante humaine, Michael Lonsdale, comme s’il cherchait à actualiser dans un nouveau régime d’images, deux tonalités plus anciennes et bien spécifiques et à les poursuivre en leur adjoignant la voix d’un autre acteur, plus jeune, Sharif Andoura.

Signalons également le film tourné dans l’église d’Halberstadt autour de John Cage, compositeur de musique expérimentale et minimaliste dont la conception musicale a pu inspirer Pierre Hébert puisqu’il a souvent eu tendance à accueillir dans ses compositions des sons totalement imprévus. D’une certaine façon, cette fois c’est la musique qui fait lieu. Elle peut autant être perçue comme un événement, puisque le réalisateur filme un changement de note et que le suivant se produira plusieurs années après, que comme un « imprévu » au sein même de l’interprétation du morceau de Cage puisque le court métrage amène sa propre sonorité et sa propre musique dans ce qui devient un dialogue quelque peu impromptu entre les deux. Pour ce court métrage, Pierre Hébert a demandé à Lori Freedman, clarinettiste avec laquelle il collabore depuis 2009, d’en créer la musique.

Voir les « Lieux et monuments » c’est donc, en quelque sorte, écouter un résumé et un renouvellement de près de 40 ans de collaboration musicale et d’improvisations. Cet élément est d’autant plus important que Pierre Hébert a plusieurs fois écrit sur la place fondamentale qu’entretiennent musiques, rythmes et sons dans son œuvre. En outre, lui-même conçoit que le dispositif mis en œuvre dans cette série de films et d’installations est moins régi par l’improvisation que ses œuvres précédentes. La collaboration avec ces musiciens, qui apportent eux aussi leur histoire, leur manière de travailler et leur technique d’improvisation, permet d’entrevoir une autre dimension à l’œuvre.

Lieux et monuments 2

Pour terminer cette brève présentation d’un ensemble perpétuellement situé dans un entre-deux ou dans un espace transitionnel entre réalité filmée et création, revenons sur son titre. Il n’est pas anodin que seul le Canada dispose d’une institution qui réunisse ces deux termes, la Commission des Lieux et Monuments Historiques créée en 1920. Celle-ci reçoit des demandes visant à protéger des lieux ou monuments historiques, et ainsi préserver quelque chose du passé.

Pourtant, dans toute la série comme dans son film à venir, seul un des courts métrages a été réalisé au Canada, Rivière au Tonnerre, et celui-ci esquisse un lieu qui n’en serait probablement un pour personne s’il n’était pas dessiné par le regard de la caméra dans un premier temps, et remodelé par l’animation dans un second temps. Hébert ne filme pas la localité ou la rivière dans son ensemble, mais un morceau de paroi rocheuse dans laquelle des failles se sont constituées au fil des siècles, portant la marque d’un temps, plus ancien que celui des autres œuvres, qu’il met en évidence. Plus ancien car il ne s’agit pas d’une construction humaine comme dans les autres films, mais d’un élément naturel. Tout et rien ne s’est produit ici-même et aucun événement particulier n’est évoqué sinon, à travers le jeu des manipulations, quelque chose de l’histoire dans son abstraction conceptuelle.

Si les autres lieux et monuments viennent d’autres pays, d’autres continents, la démarche du cinéaste est loin d’être institutionnelle ou de répondre à des critères marchands, touristiques ou en provenance d’une forme de mémoire devenue collective. Sa mémoire est singulière, imagée, sonore. Il sait que le lieu impacte toujours l’humain comme l’humain le lieu, que l’identité de l’un est forgée par l’identité de l’autre ainsi que par son passage. Ce qu’il dresse, c’est donc davantage l’esquisse d’une géographie temporelle propre et, à travers celle-ci, le récit de divers lieux, de plusieurs monuments qu’il a arpentés, qui l’ont forgé et sur lesquels il a lui aussi laissé des traces.

Ce qu’il tend à préserver, c’est une histoire, un espace qu’il a lui-même vécu. Il le fait à travers un médium – le cinéma – par nature instable, malléable, incapable d’objectivité et qui révèle d’autant plus cette impossibilité fondamentale que ses films, animés, dévoilent leurs manipulations. Ce médium sera probablement voué lui aussi à s’effacer un jour comme les individus fantomatiques dont les corps s’affaissent dans ses films. Nous n’en aurons alors plus que des vestiges techniques, mais ceci est un autre sujet.

Pierre Hébert dévoile ses espaces propres et, en quelque sorte, son histoire et ses préoccupations. Ces lieux le dépassent, mais sont contenus en lui comme un principe identitaire dont il restitue une mémoire. Il éprouve et trace les contours d’un passé, proche ou lointain, rendu présent, inscrit dans le présent (et donc dans le futur) par l’intermédiaire de la prise de vue réelle, de l’animation et du son.

Retour à Beyrouth où nous laissons à Pierre Hébert le mot de la fin. Sur son blog, toujours en 2007, deux citations portent les germes qui se déploieront dans « Lieux et Monuments » : 

« Quand je marche dans les rues de Beyrouth, je me retrouve régulièrement devant des bâtiments à moitié détruits, plein d’impacts de balles et de trous causés par des bombes. Des débris de la guerre civile. […] Ils font penser à des monuments en souvenir de temps révolus. Je me demande si ces ruines disparaîtront d’ici quelques années ou si elles seront soigneusement conservées comme des trésors nationaux gardiens de la mémoire du passé[5]. »

Puis, à propos d’un atelier avec des étudiants libanais :

« Le travail sur la relation entre animation et prise de vues réelles n’est pas tel que je l’avais espéré mais ils font de leur mieux et certains résultats sont corrects. […] Voici le sujet de l’exercice : chacun travaille à partir d’un plan en prise de vues réelles, ils doivent tous faire un petit segment d’animation sur une section de ce plan pour en souligner, interpréter, développer certains aspects. Puis tous ces segments seront composés et composités ensemble sur les images en prises de vues réelles pour que les segments individuels fusionnent en un film collectif[6]. »

Prémisses d’une forme collective de « Lieux et monuments », d’une réappropriation d’un paysage qui façonne l’humain et que l’humain façonne également d’un point de vue politique, social, économique, géographique, historique ou esthétique.

Notes :

[1] http://pierrehebert.com : prolongement hyper-médiatique d’articles publiés dans des revues et ouvrages depuis les années 1970, mais ici sous forme de journal.

[2] Les notes citées ont été écrites en anglais. Nous traduisons.

[3] Le lien n’est pas anodin quand on sait à quel point les écrits de Pierre Hébert sont traversés par ceux d’André Martin, lequel connaissait Marker, l’ayant vu « graver des chats directement sur la pellicule », ce dernier ayant utilisé le banc-titre des studios Martin-Boschet pour Sans soleil.

[4] Pierre Hébert, « Chants et danses du monde inanimé : le Métro. Notes sur une expérience sonore en cinéma d'animation », in Protée, vol. 13, n° 2 ( été 1985), p. 65-66.

[5] http://pierrehebert.com/fr/2007/05/15/2007-03-27-10h-00-beirut-fr/

[6] http://pierrehebert.com/fr/2007/05/15/2007-03-29-9h-45-beirut-fr/

Voir aussi :

André Habib, « Pierre Hébert : le révélateur (sur les traces de Bazin) », in 24 images, no 183, août-septembre 2017.

André Habib, « Lieux et monuments : La statue de Robert E. Lee à Charlottesville de Pierre Hébert », Hors champ, juillet-août / sept.-octobre 2018.

Pierre Hébert, "Places and Monuments" – Transforming the Temporal Flux (blogue)

Pierre Hébert, Places and Monuments and Berlin (blogue)

Nicolas Thys, « Berlin – Le passage du temps de Pierre Hébert », in 24 images, no 167, juin-juillet 2014.

 

Image : Pierre Hébert, Berlin - Le Passage du temps, 2014

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