Carte blanche à Sophie présente : Moi au zoo

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Description

Sophie présente Moi au zoo, un programme de six vidéos d’arts réalisées entre 1990 et 2010 qui tisse le récit d’un système glouton. Partant de l'idée que les vidéos courtes qui pullulent sur le web sont un produit de consommation en forte croissance faisant miroiter le flux incontrôlé du capital, la commissaire se penche sur l’esthétique du contenu éphémère, quotidiennement généré par les utilisateurs. Le programme suit une trajectoire exponentielle et métaphorique; le médium devenant de plus en plus abstrait au fil des vidéos, comme s’il se consommait lui-même.

Commissaire

Sophie Latouche est une commissaire indépendante et artiste basée à Tiohtiá:ke/Mooniyang/Montréal. Elle a cofondé la plateforme d’art en ligne Galerie Galerie, a travaillé comme directrice associée à la galerie Pangée et organise diverses expositions à titre de commissaire indépendante via Sophie présente. Elle est titulaire d'une maîtrise en gestion des organisations culturelles de HEC Montréal et d'un baccalauréat en beaux-arts en intermédia/cyberarts de l'Université Concordia. En tant qu'artiste, son travail a été présenté dans des institutions telles que le Musée d'art contemporain de Montréal (MAC), le Musée d'art contemporain des Laurentides (MAC LAU), le Centre Clark, Le Lobe et la Cinémathèque québécoise.

Length of program
43:00

Alors que je prépare ce programme, les nouvelles me parlent de Donald Trump et de son administration  influencés par un courant nommé les Lumières sombres[1]. Ce mouvement appelle au flux incontrôlé du capitalisme et à la destruction de tout ce qui se trouve sur son chemin. Alors que le fascisme monte dans le monde, moi, je regarde 80 minutes de vidéo courtes par jour[2]: des desserts trompe-l’œil, des “stories” d’expositions à New York, des vidéos de chats italiens, ou des clips du festival Coachella, qui me demande quelle sera la chanson de l’été 2025. J’espère que la chanson sera Bella Ciao![3] 

 

Partant de l'idée que les vidéos courtes qui pullulent sur le web sont un produit de consommation en forte croissance faisant miroiter le flux incontrôlé du capital, je me penche sur l’esthétique du contenu éphémère, quotidiennement généré par les utilisateurs. Pour mieux parler de l’instant présent, je me suis tournée vers des vidéos réalisées avant 2010, avant l’introduction du format “stories” en 2013[4], avant le pic de l’art Post-Internet en 2014[5], avant le nouvel échangeur Turcot en 2020. Les artistes ont toujours été au front afin de réfléchir au contenu médiatique, à expérimenter et questionner ses limitations techniques et idéologiques. J’étais curieuse de voir ce que mes yeux Brain rot allaient y trouver. 

 

 « Moi au zoo » est un programme de six vidéos d’arts réalisées entre 1990 et 2010 qui tisse le récit d’un système glouton. Le programme suit une trajectoire exponentielle et métaphorique; le médium devenant de plus en plus abstrait au fil des vidéos, comme s’il se consommait lui-même. Une horde de pigeons, un GRWM avec un paquet de gomme, un voyage dans le sud, une danse, la maladie, la tragédie et l’effacement, s’enchaînent dans une sorte de narration algorithmique. 

 

En explorant les œuvres de la collection de Vidéographe, je pense à la manière dont l’accessibilité aux outils de captation a permis aux artistes de sortir des galeries - en documentant leurs performances, en interrogeant le temps, l'espace et le corps. Dans l'œuvre Blanket: Pigeons de Rachel Echenberg l’artiste met en scène la vulnérabilité du corps de ceux et celles qui se font avaler par le système. Une femme étendue, immobile sur le gazon d’un parc, est recouverte de pigeons qui bougent et grimpent sur elle. Les plans rapprochés des oiseaux citadins, les jeans que porte la performeuse et l’ambiance sonore me sont familiers, nous sommes à Montréal, tout relève de l’habituel. J’ai l’impression d’attraper un moment capté par une connaissance de mon réseau; une scène du quotidien qui vire mal. La grande immobilité qui y est performée donne l’impression d'une personne qui aurait capitulé. Si on meurt, est-ce que les pigeons des villes vont nous avaler, une petite bouchée à la fois? Comme notre propre narratif que l’on dissémine sur le web en temps réel, nous transformons notre quotidien en images et nous picossons celles des autres. 

 

En 2005, ce qui est considéré comme étant la première vidéo sur YouTube s'intitule  « Moi au zoo »[6]. La vidéo de 19 secondes met en scène l'un des cofondateurs de la plateforme, avant d’être rachetée par Google, s’adressant directement à la caméra, debout devant deux éléphants du zoo de San Diego. Il décrit très brièvement son expérience “ça..c’est cool”, un exemple précurseur du contenu généré par les utilisateurs. Pourtant, en 1999, dans sa vidéo de 52 secondes E for Excel, Nelson Henricks explore déjà des codes similaires. Dans un format aujourd’hui extrêmement familier, l’artiste s’adresse directement à la caméra pour nous dire «Quand je veux mâcher de la gomme, ce n'est pas n'importe quelle gomme...». Si une vidéo n’est pas toujours monétisée en soi, son effet sur nous l’est. Que les histoires proviennent d'une entreprise, d’un influenceur ou d'un ami, elles se côtoient sur le fil sans grandes distinctions, employant des mécanismes similaires. Nelson parle rapidement, de manière détachée, pas de temps à perdre; “je mange, genre, un à deux paquets par jour, à 1$ le paquet, ça commence à faire beaucoup d’argent à dépenser sur de la gomme…Excel, c’est excellent!”[7] Son ton est post-ironique, c’est un signal de prise de conscience de son impouvoir, d’un lâcher-prise sur les forces systémiques qui dictent les mouvements. Après tout, même si ça va mal, on peut toujours s’acheter un petit quelque chose. Visionner ce type de contenu incarne une sorte de palindrome: consommer un consommateur qui consomme. L’avaleur avalé. 

 

Dans Policia Acostada de Natalie Rich-Fernandez, un dos d’âne à Saint-Domingue, proche de la plage, induit un inconfort amenant les conducteurs à adapter leurs mouvements. La caméra fixe incarne l’œil voyeur du touriste, au milieu du paysage idyllique, le ralentissement de trafic permet de capter le déferlement: d’objets, de gens, de rapports de force, de classe sociale.“La détresse grandissante qui découle de l’accumulation de richesse semble parfois faire partie de "l'ordre des choses”. Comme une serviette dans un tout inclus, elle a l’air bien pliée, en forme d’oiseau. Le système qui l’édifie l’articule avec grâce, si bien qu’elle parait inévitable.” [8] Rythmés par les effets du montage, le chaos et la frénésie de la circulation nous ramènent à l’idée du flux.

 

Récemment un utilisateur a déposé sur YouTube une reprise [9]de la fameuse vidéo du Zoo de San Diego. Dans une sorte d’hommage, il transpose les gestes et les mots exacts de l’auteur, mais 20 ans plus tard. Le même procédé est utilisé dans Dédale (2008) de Mario Côté, où la danseuse Ginette Boutin interprète une nouvelle version de la chorégraphie de Françoise Sullivan et Jeanne Renaud présentée pour la première fois en 1948. Quand je pense à Sullivan, je pense à ses peintures et sculptures automatistes, mais aussi aux photos captées de sa fameuse Danse dans la neige[10]. La chorégraphie qui rejette la danse classique pour explorer plutôt les gestes expressifs issus de l’improvisation est exécutée hors les murs d’une galerie ou d’un studio, l’artiste danse dans un décor typique d’ici : la neige. Dans la vidéo de Côté, l’interprète est également à l’extérieur sous l’imposante structure de béton de l’échangeur Turcot. Ici la recontextualisation renvoie aux idéologies naissantes et foisonnantes de la Révolution tranquille. Sous le trafic et le bruit des machines, j’écoute le souffle de la danseuse qui reproduit les mouvements libérateurs et révolutionnaires de l’époque de Sullivan, il y a quelque chose de tragique dans cette répétition: est-ce qu’on a oublié qu’il a fallu se battre pour libérer les corps. “On procède donc du dedans au-dehors, c'est-à-dire de l'intérieur de l'homme à la matière extérieure, objet de l'art qu'il confronte. Dans ce cas-ci, temps, espace, pesanteur, tout est à refaire, notre décadence nous ayant projetés si profond dans le chaos.” [11]

 

Les oppressions d’un système ne sont pas toujours visibles, comme des microparticules, elles traversent nos corps. Dans Tout désir d'oubli disparu (1991) de Johane Fréchette, l'auteure raconte son expérience avec le cancer. Le format vidéo commence à s'éloigner des prises de vues stables et des interventions légères, il est désormais chargé, scindé en trois, des glitchs apparaissent, des images d’archives et des extraits vidéo se superposent comme un collage. L’artiste trace un parallèle entre son histoire et celle des bélugas de l'estuaire du Saint-Laurent, qui meurent eux aussi du cancer, des chiffres effarants. Les deux sont victimes d’une invasion invisible, d’une pénétration de l’accélération qui modifie leurs molécules, comme les images qui se distorsionnent. Au fil des années, l’auteur de la première vidéo YouTube[12] a plusieurs fois mis à jour la description de celle-ci, afin de profiter de sa popularité, pour attirer l’attention sur des sujets divergents. En date du mois de février 2025, la description renvoie vers des études sur la présence de microplastiques dans le cerveau. Il a peur lui aussi. 

 

Frogfields de Katherine Liberovskaya est une exploration de l’image altérée électroniquement par un synthétiseur vidéo Sandin (1971), un des tout premiers appareils modulaires DIY inventé par Daniel J. Sandin, un pionnier de l'infographie et l'art électronique expérimental. Dans la vidéo des images de grenouilles, tournées au zoo du Bronx en 2009, sont brouillées par le courant électrique et les signaux. Les répétitions, les boucles et les couleurs qui s’en dégagent permettent de voir la beauté du médium en soi. La grenouille en captivité est devenue une image qui à son tour est désormais avalée par le format qui la contient. La vidéo de 15 minutes, invite à une forme de méditation, bercée par le son des signaux, au battement de l’électronique: est-ce que les batraciens se trouvent sur le chemin du capitalisme? 

 

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[7] Traduction libre de Nelson Henricks, E for Excel (1999), Canada, 0:52

[8] Daphné B., Maquillée (édition Marchand de feuilles, 2020), p.163

[11] Françoise Sullivan, « La danse et l’espoir », dans Refus global, Paul-Émile Borduas, Saint-Hilaire (Québec), ( édition Myrtha Mythe, 1948)

 

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