Fontaine est un film qui se dérègle savamment au fur et à mesure de son développement chaotique. Ces têtes fatiguées, ces corps délabrés, ces voix usées, que Donigan Cumming assemble comme un entomologiste invité à exhiber des morceaux choisis de ses collections, défient la bienséance. C'est la dimension de provocation politique du cinéaste, que de dévoiler la part maudite des sociétés qui se vautrent dans l'esthétique clean, la beauté lisse des images généralisées de la communication publicitaire. Ses films racontent résolument une histoire différente. Et c'est un autre plaisir qui guide également Cumming, ayant trait à la dimension ludique de son travail. Il s'agit pour lui de pratiquer une espèce de cinéma de famille (on retrouve les personnages de ses films précédents), dont il est le grand ordonnateur. Il prend un évident plaisir à les diriger et à s'inclure lui-même dans la ronde. Face à la caméra, il appelle de ses vœux des temps plus apaisés et agités tout à la fois. Conditions mêmes pour réaliser un film ? Le gros plan joue un rôle important dans ce dispositif : il colle à la peau stigmatisée par la décrépitude. Les visages édentés, bavant, rigolards et ébahis constituent les pièces d'un puzzle humain qui débordent de l'oeuvre du cinéaste comme l'eau trop abondante d'une fontaine. Ces hommes et ces femmes à l'abandon d'eux-mêmes hantent les images. C'est là la dimension morale de Donigan Cumming : nous transmettre dans une forme de violence visuelle sa vision désabusée et fascinée d'êtres guettés par la mort.
Jean Perret, Visions du réel, 2005