Un vieil homme vient de se faire renverser par une voiture, il est maintenant recroquevillé dans un abribus. Donigan Cumming s'est arrêté pour lui parler. Il fait froid, il n'arrive plus à bouger les jambes. Il est marié depuis quarante-cinq ans, a deux enfants, se chamaille souvent avec sa femme et croit en l'aide divine. Nous apprenons tout cela par la bande-son de Shelter. À l'écran, nous ne voyons que des images mouvantes semi-abstraites : le sol d'asphalte de l'abri bus, un morceau de main, une écharpe qui flotte au vent. Le travail de Cumming provoque souvent le spectateur en posant un regard intime, voire indiscret sur la maladie et la vieillesse. Shelter provoque d'une façon différente, en refusant de rien nous montrer de la rencontre qui est censée faire l'objet du film. Plus provocante encore est l'apparente insensibilité de Cumming. Face aux souffrances de cet homme, qui semblent bien réelles, il réagit comme s'il assistait à une scène de Western (« Vous ne pouvez pas viser juste dans un état pareil »), puis poursuit son chemin. Cette rencontre hors-champ, qui semble d'abord énigmatique, peut être comprise comme une critique du rôle du cinéaste et du public dans le traitement documentaire classique des défavorisés. Durant un laps de temps limité, nous rendons visite à des êtres moins chanceux que nous, nous en faisons les personnages d'un scénario imaginaire avant de les abandonner pour retourner à la tranquillité de notre quotidien.
Marcy Goldberg, Visions du réel, 2002
(traduction : Emmanuelle Maupetit)